Écrire l’histoire personnelle
Amélie Prévost est une poétesse à la plume touchante et porteuse. La Fondation de BAnQ lui avait commandé un texte pour son événement-bénéfice « 100 Temps » ; une soirée mémorable qui a eu lieu en février dernier. Les mots d’Amélie ont ému les invités ce soir-là et c’est avec plaisir que nous les partageons aujourd’hui avec vous.
À la question « qu’est-ce qui vous a inspiré pour écrire votre poème ? », Amélie nous révèle :
« Le texte “La mémoire et l’oubli” a été conçu pour être dit sur scène. Il m’a été commandé par la Fondation BANQ dans le cadre de sa soirée-bénéfice annuelle. Pour l’occasion, la fondation a fait installer une série d’artéfacts, témoins des différentes époques de notre histoire. Il y avait là des traces de personnages connus de tous : artistes, politiciens, militantes, journalistes. Mais en y regardant de plus près, on pouvait aussi sentir la présence discrète de tant d’autres personnages anonymes : imprimeurs, couturières, soldats, infirmières, tous ceux qui ont participé à la gloire de nos héros, mais dont la disparition est passée sous silence. En consultant la liste de ces trésors, j’ai donc repensé aux miens, à tous ceux que j’ai aimés et dont l’histoire, pour moi, mériterait un musée, mais que je ne peux faire revenir à la vie qu’en moi-même, le temps d’un soupir. C’est donc un peu pour eux que j’ai écrit ce texte. Et pour me rassurer moi-même de mon inévitable disparition, évidemment… S’il peut mettre un peu de lumière dans la grisaille ambiante, j’aurai fait œuvre utile de mes angoisses existentielles. »
La mémoire et l’oubli
On ne meurt jamais vraiment
tant que quelqu’un se souvient que nous fûmes.
C’est ainsi que d’une génération à l’autre
s’apprennent les leçons
c’est ainsi que se bâtissent les maisons
robustes et immuables, même au vent du large
c’est ainsi que se chante
aux barreaux des couchettes ou à ceux des prisons
la douce mélancolie des berceuses d’antan.
On ne meurt jamais vraiment
tant que quelqu’un se souvient que nous fûmes.
C’est ainsi que se dressent les résistances
barricades aux bêtises passées
ainsi que se pansent les plaies colonisées
et se passent les recettes de grand-mère :
onguent de bile de vache, tire-éponge, farce aux abricots
cataplasmes de savoir et d’amour
pour briser le cercle vicieux de la misère
ou les records d’immensité.
On ne meurt jamais vraiment
tant que quelqu’un se souvient que nous fûmes,
mais bien de gens s’oublient eux-mêmes, se taisent
et ne laissent à leurs enfants qu’une souvenance
trouée par l’omission et le silence d’une vie trop remplie
souvenance d’un idéal surfait ou de lacunes tentaculaires,
car la mémoire est une faculté qui oublie
faculté qui transforme, déforme et altère.
La mémoire est une faculté qui oublie si rapidement
la haine des humains, leur bêtise endémique
et leur abrutissante tendance à ne jamais comprendre
elle préserve mal les pages de nos histoires
alors, il nous faut plus
il nous faut mieux que la simple mémoire
il nous faut des ruches entières de rayons alphabétiques
il nous faut Alexandrie avant les feux
et toutes les galeries de verre muséales
universellement ouvertes.
La mémoire préserve mal les pages de nos histoires
alors il faut donner au temps le temps de faire son œuvre
et de nous prémunir contre nous-mêmes
à force de petits détails minutieusement notés
empêcher le déni et la fuite vers l’avant
prendre soin, grand soin, de toutes les choses du monde
pour que ne meurent jamais vraiment
ceux qui nous ont précédés à l’exercice de vivre bien.
Il nous faut prendre soin, grand soin
de toutes les choses du monde
afin que la cartographie du projet collectif
ne s’efface jamais sous les coups de crayon
sous les coupes voraces et la peur chiffonnée.
Afin que, quelquefois, le testament d’un homme
devienne l’héritage d’un peuple tout entier
et que s’ouvre devant un avenir en corolle
épanouie que l’on sache de quoi il est fait.
Afin que, toujours, à la bouche des acteurs du réel
comme à ceux de la scène
claque sans faiblir la langue des cuisines
la langue des balcons, la langue de la rue
d’hier et d’aujourd’hui.
Il nous faut prendre soin, grand soin
de toutes les choses du monde
afin que les journaux intimes
chuchotés à la nuit par le génie des femmes
voyagent au grand jour, deviennent reportage
et ne soient plus l’objet de plates caricatures.
Afin que nos meilleures idées
que nos plus grands projets
que nos plus beaux acquis ne capitulent plus,
mais survivent à l’usure et à la polémique.
Afin que plus jamais on ne jette à l’asile
les génies de l’intangible
et qu’ils puissent librement donner à l’existence
les formes de l’émotion vive
pour qu’ensemble, le poème au cœur
nous marchions à l’amour plutôt qu’à l’agonie.
La mémoire est une faculté qui oublie
alors il nous faut prendre grand soin
de toutes les choses du monde
pour qu’elles ne meurent jamais vraiment
qu’elles s’étirent comme le temps
et que dans cent ans quelqu’un, toujours
se souvienne que nous fûmes.
© Amélie Prévost 2020
Comments